Est-ce l’album de l’année 2015 ? Avec Blur, The Libertines constituait l’autre grosse attente de 2015.
Les come back se suivent et s’enchaînent… The Verve, Suede, RATM, Stone Roses, Blur et maintenant The Libertines. L’un des groupes les plus excitants de la première moitié des années 2000. En pleine période revival garage rock avec The Strokes, The Vines, The Hives, White Stripes et consorts. 2000/2005, cinq années qui ont redonné espoir au rock avant que ce dernier ne s’effondre à nouveau… Tous ces come-back sont au choix sans intérêt (Suede), ratés (The Verve), sans lendemain (Stone Roses, RATM) ou légèrement déceptifs (Blur).
Mais les Libertines, c’est autre chose… Un quator qui rime avec d’un côté déglingue, frasques, auto-destruction, seringues et tessons de Jack Daniel’s; et de l’autre, avec romance, poésie, sulfure, ivresse et décadence. Un combo qui réunit un tandem explosif sur le plan créatif, scénique et personnalités : Pete Dorherty/Carl Barât. L’un des duo les plus légendaires que compte le Rock.
Avec deux albums taillés au couteau sous la houlette d’un des patrons du sacro-saint monde du punk rock, Monsieur Mick Jones (ex-bassiste des Clash), parus en 2002 et 2004, les quatre londoniens avaient posé les bases d’un néo garage rock qui se distinguait de tous ses pairs de par le romantisme décadent qui coulait dans les veines de chaque chanson. La faute à Carl Barât et Pete Doherty, à leur parfaite et suicidaire alchimie artistique. Ces deux là s’aiment comme des frères et se déchireront comme Caïn et Abel en l’espace de deux disques. Le groupe explose un soir de décembre 2004 après un dernier show à Paris où Pete Doherty est déjà porté disparu. Ils se retrouveront le temps de quelques concerts à Hyde Park en 2010 puis en 2014, avec pour projet de faire un troisième disque et une nouvelle tournée. Entre temps, 10 ans, Barât a eu deux projets qui méritent d’y prêter une oreille (Carl Barât & The Jackass, Dirty Pretty Things) et Doherty un album solo d’excellente facture paru en 2009 et un groupe (Babyshambles) aux deux disques louables. Mais rien qui ne puisse suffisamment contenter l’appétit éveillé par les deux premières livraisons des Libertines. “Anthems for Doomed Youth” assouvira le manque…
Un classique instantané. Une succession de dribles parfaits et un tir en pleine lucarne d’une précision parfaite.
Le line-up d’origine n’a pas changé. John Hassal à la basse, Gary Powell aux fûts. C’est déjà parfait. Les visages ont pris quelques rides, les traits sont creusés, les fossettes fatiguées et Doherty quelques kilos, mais l’énergie n’a pas baissé d’un ton. Les récentes prestations live l’attestent. Sur cet album toujours truffé de références littéraires et poétiques de très bon goût (Rudyard Kippling par exemple sur le titre Gunga Din), Dohert et Barât pansent leur plaies. Et pas les moindres. Ces deux albatros ont souffert et se sont étriller l’un et l’autre jusqu’à ce que le vaisseau Libertines se fracasse sur le récif… On connaît les déboires de Doherty avec l’héroïne et le crack, avec la Justice (il cambriolera le domicile de Carl Barât comme tout bon junkie qui se respecte…), ses séjours en prison et cures de désintox, la douleur provoquée par la perte de son âme soeur, Amy Winehouse etc. Cyniquement, tout le monde ne donnait pas cher de sa peau… On le voyait bien intégrer le “Club des 27” tôt ou tard… Barât, lui, faisait face à ses propres démons, des troubles mentaux et un problème latent avec la boisson et la drogue dans une moindre mesure…
La messe était dite. Et ce troisième disque absout plus ou moins ce passé. Les textes sont bruts, parfois acerbes, mais le propos est sincère, expiatoire. Pas de règlement de compte, pas de “Can’t stand me now”, mais une envie de (ré)concilier sans naïveté, ce qui est fait est fait. Cette grande famille du Rock en a vu d’autres après tout… Cela participe à son mythe, sa magie, sa fascination. Des propos qui ne versent pas dans l’auto-complaisance ou la confession-spectacle. Ces deux-là en ont bavé, et ce n’est probablement pas fini (ça ne finit jamais d’ailleurs pour des types comme eux…) mais de leurs descentes aux enfers, ils en tirent quelques leçons à l’attention des autres. Le clip de la chanson Heart of the Matter est éloquent en la matière… Le sacre de l’auto-mutilation psychique (voire physique) lancé comme un avertissement à ceux qui seraient tentés de prendre des chemins de traverses similaires aux leurs…
Mais ils ont survécu. C’est ce message qui est gravé dans le titre de l’album qui reprend celui d’un poème de Wilfred Owen dédié aux soldats tombés durant la première guerre mondiale : “Anthem for Doomed Youth”.
A l’unisson donc… Les Libs frappent fort d’entrée de jeu avec Barbarians. Nous sommes en terrain conquis et familier. Jack White et Noel Gallagher avaient poliment décliné l’invitation des Libertines à produire leur nouveau disque. Jake Gosling accepta. On craignait que la production de ce dernier connu pour ses faits d’arme Pop (les affreux One Direction, Timbaland, Ed Sheeran…) ne vienne aseptiser le son brut et live des anglais à la manière du dernier Black Keys. Un traitement FM odieux… Il n’en est rien. Nous les retrouvons là où nous les avions laissé en 2004. Une esthétique à trois flambeaux : punk, indie et garage. Enregistré en Thaïlande, le quator sonne avec la même élégance sauvage de ses débuts. Mais avec davantage de chansons flamboyantes à l’image de ce Barbarians guerrier et tribal, convoquant The Jam et les Clash sur des refrains aux allures d’émeutes. Ce même parfum The Clash qui transpire sur Gunga Din. Riff orientalisant sur rythmique reggae/ska, exercice souvent raté par nombre de groupes mais parfaitement exécuté ici à la manière des Clash (i.e. Rock the Casbah)… et surtout ce refrain complètement fou, addictif. Ce genre de refrain artificier qui agit comme un shoot d’adrénaline maximal. Fame & Fortune enfonce le clou avec un hymne homérique à souhait qui enferme en son sein un interlude fantastique de par son côté inattendu. Le temps est comme suspendu. Instant mystique. L’auditeur rentre dans un confessionnel. Avant de rejaillir tel un geyser dans le refrain qui suit.
Ce trio d’ouverture est l’un des meilleurs débuts d’album qu’il m’ait été donné d’entendre.
Anthem for doomed youth donne dans la ballade voluptueuse avec encore un refrain faramineux portés par des choeurs célestes mais qui n’éxagèrent rien, qui ne font pas dans le pathos… Le tout transcendé par le remarquable tandem vocal constitué par Barât/Doherty qui constitue la marque de fabrique du groupe. Parmi ce qui se fait de mieux dans le rock en la matière. Une fois n’est pas coutume, un piano sert de fil rouge au gracieux You’re my Waterloo, où Pete Doherty apose son timbre écorché sur une ballade touchante où les violons ponctuent l’ensemble de touches automnales… Gary Powel dérouille ses fûts sur l’intro de Belly of the Beast, accent cockney à souhait dans le chant, empoignades, accolades, une envie étouffée d’en découdre qui explose sur un final sec et furieux où Carl Barât s’époumone de toute sa splendeur.
On aime aussi Iceman et ses intonations à la Kinks, parsemée de quelques touches hispanisantes. L’acoustique cède la place à une oraison quasi-funèbre dans le tempo et les arrangements. L’ombre de The Coral se faufile dans ces guitares acoustiques et électriques qui jouent au chat et à la souris, se lient et se délient, se toisent et s’embrassent.
Les Libertines reviennent à leur signature rythmique caractéristique avec le très bon Heart of the matter, habile contre-temps rythmique sur lequel la chanson tourbillonne comme une toupie lancée à une vitesse inconsidérée. Ivresse à la Arctic Monkeys, la caboche swingue dangereusement, perte de contrôle… Fury of Chonburi est un deuxième coup de savate décoché dans la poire. Punk à souhait mais moins convaincant.
The Milkman’s horse, leur titre le plus pop, emprunte les sentiers de The Smiths, de jolies mélodies, évidentes, qui agrippent le coeur et le tenaillent avec des griffes imprégnées de nostalgie et mélancolie. Magnifique.
Glasgow Coma Scale Blue revient aux affaire garage punk. Intro vénéneuse, couplets scandés “cockney style” à la Jamie T ou Baxter Dury, refrains diaboliquement efficaces… Avec un pont magistral où le chant agit comme un cutter dans la nuit froide et humide… Dead for Love clôt l’album, une épitaphe d’un éclat désarmant dédiée à Alan Wass, songwriter britannique underground et compagnon d’infortune de Doherty, disparu récemment. L’empreinte de The Smiths est ici subtilement instillée.
Ce 3ème opus des Anglais est incontestablement leur meilleur. Les rock critiques arguront que le meilleur est derrière eux, que ce disque sonne plus polissé qu’avant, que la fougue et la folie ne sont plus au rendez-vous… Mouais… On leur opposera ici la qualité remarquable des chansons à l’exception de un ou deux titres anecdotiques. Un album pétri d’hymnes, de refrains épiques. Jamais Barât et Doherty n’ont aussi bien marié leurs timbres. L’ensemble est aussi moins foutraque qu’il y a 10 ans. Plus de digressions ou dissonances qui avaient certes leur charme mais lassaient sur la durée… Les instruments n’en sont pas moins énergiques. La vitalité est bien là.
“Anthem for Doomed Youth” est un GRAND disque émaillé de chansons sonnant déjà comme des classiques avant l’heure. Voilà un come-back magistralement réussi. Très peu de groupes peuvent se targuer d’en avoir fait autant…
https://www.youtube.com/watch?v=l6VMWbCb2U4