Des accords saccadés se fracassent sèchement dans le grand canyon bluesy des Led Zeppelin. Ce quatuor d’anglais que tout le monde croit venu des USA… Les toms et la caisse claire cavalcadent frénétiquement, un riff s’enroule sur le manche, puis un autre… La basse ne se prive pas non plus d’onduler son gimmick. Good Times Bad Times annonce la chevauchée Zeppelinienne de la plus belle des manière. Cela ne fait pas 1 minute 30 que le groupe expire son premier souffle hard blues sous l’impulsion impériale de Jimmy Page. Bluffant. Un son de vieux blues fuzzy crasseux envoyé à la débottée avec une fulgurance et une vitesse d’exécution tout simplement incroyable… Led Zeppelin, mastodonte de la planète rock vient de donner une gifle phénoménale au monde. Nous sommes en janvier 1969.
Page n’est pas un illustre inconnu qui débarque avec fracas dans la galaxie rock. Il a déjà de nombreux faits d’arme à son crédit : musicien de studio hors pair au début des sixties (pour les Kinks, Van Morrison, The Who…) avant de rejoindre The Yardbirds en 1966 aux côtés de deux autres génies de la guitare : Jeff Beck puis Eric Clapton. Deux ans plus tard il fonde Led Zeppelin et accouche de ce premier disque enregistré en à peine une trentaine d’heures en studio en compagnie de Glyn Jones, la crème des crèmes parmi les ingénieurs du son de l’époque (Beatles, Stones, Small Faces, The Who…) C’est dire la virtuosité du groupe ! Et ce son quasi live qui imprègne le disque dont 15 millions de copies seront écoulées. Rien que ça…
Suit Babe Am Gonna Leave You. Ce n’est que le deuxième titre du disque et on tombe à la renverse… Flamme chamanique, vaudou incantatoire, folk blues lyrique tutoyant l’enfer et les archanges… Accélérations acoustiques de flamenco (01’40, 03’18, 04’52) … Robert Plant appose son timbre langoureux et supplicié sur les boucles d’arpèges célestes tissés par Jimmy Page. Exceptionnel exercice de composition alternant couplets solaires et coups de semonce orageux (02’22). Lévitation totale. Le dirigeable traverse des ciels lézardés, teintés de nuances oniriques avant de s’électrocuter (04’40)… Le final est maléfique, Robert Plant est étreint par le mauvais sort… Une dernière séquence ponctue la chanson d’un air western… Chef d’œuvre absolu dont les bases de composition reposent sur un standard écrit dans les années 50 par une chanteuse de folk dénommée Anne Bredon, créditée sur le disque.
Après une telle claque les anglais délivrent un nouveau coup de boutoir sur une reprise du bluesman Willie Dixon : You shook me. La Fender Telecaster de Jimmy Page ouvre l’affaire façon lame d’acier. Une remarquable appropriation de ce classique blues par les anglais. L’accouplement du timbre de Plant avec la guitare slide de Page est un monument. Sur un tempo langoureux et faussement laborieux, Plant feule lascivement pendant que Page, l’archer touché par la grâce, martyrise charnellement sa six cordes à coups de griffes blues au son Ô combien délicieux ! A 02’08, John Paul Jones nous assomme d’un solo de clavier orgue gigantesque. Et pour mieux nous achever Plant enchaîne à l’harmonica avant la déferlante guitare/batterie dévoyée par Jimmy Page & John Bonham (04’21)… Wow wow wow ! Putain ça jouait sévère à l’époque… Si les Stones pensaient avoir planté leur drapeau au sommet de l’Everest blues avec le combo “Beggars Banquet” et “Let it Bleed”, les Led Zeppelin en l’espace d’un seul et unique titre viennent juste de leur claquer le bec… “Let it bleed” sort le 5 décembre 1968 et “Led Zeppelin I” le 12 janvier 1969… J’imagine la tronche de Richards & Jagger à l’écoute du disque…
Dazed And Confused enfonce le clou avec insolence. On y découvre le penchant du groupe pour la grandiloquence (laquelle explosera plus tard dans leur discographie avec des titres comme “Kashmir” et “Stairway to Heaven”). Démonstration de force en trois actes : ouverture subtile sur une basse confidentielle, notes égrenées dans un océan de réverbe, Robert Plant rage. Puis décollage vertical dans l’au-delà façon Pink Floyd avant l’heure (celui de “The Wall”) avec théâtralité et mysticisme. Puis tout s’estompe soudainement à 02’05 : Plant gémit dans un labyrinthe faisant la part belles aux circonvolutions psychédéliques… Les guitares tournoient dans des effets inquiétants et paranoïaques d’écho et de réverbe comme un essaim d’abeilles, Bonham “Bonzo” tient le rythme au charley avant de lancer de toute sa puissance un furieux blues accéléré à 03’28. La guitare mouline à la vitesse du son, plantant banderilles ici et là sur sa lancée éclair. Virtuosité guitaristique. Le mot est faible… A 04’50, une saillie pur jus à la The Who vient casser le rythme et faire atterrir la chanson sur sa piste de décollage initiale.
En 4 titres le groupe vient de provoquer un séisme rock inimaginable… Leurs premiers concerts live à l’époque sont d’un tel niveau stratosphérique que des groupes partageant l’affiche avec eux refusent de monter sur scène de peur d’être humiliés… On peut les comprendre.
Après ce déluge le disque s’offre un répit sur deux titres. Accalmie Floydienne en guise d’introduction clavier sur Your Time Is Gonna Come aux accents pop acoustique feutrés. Un refrain totalement fédérateur et enjoué emmène la chanson sur un terrain homérique. Les instruments sont tous à l’unisson pour conduire cette joyeuse ballade rock. Le visage baigné dans la chaleur West Coast, on se laisse aller à des rêves de plages de sable chaud, de grandes accolades fraternelles, de messages d’amour et de paix… bref le rêve hippie version “Kinopanorama”… Black moutain side poursuit cette séquence de plénitude, en allant puiser dans un répertoire folk traditionnel agrémenté de pigmentations orientalisantes. L’oeuvre du joueur de tablas kenyan: Viram Jasani. Percussions, pedal steel et tressage de boucles acoustiques apportent une bise de fraîcheur tout en faisant état du talent de Jimmy Page qui maîtrise ses guitares dans un registre varié.
Retour au hard blues rock séminal avec Communication Breakdown. Tout ce qui fera la base du hard rock se trouve sur cette seule chanson. Le noyau nucléaire d’AC/DC ou Black Sabbath se trouve ici-même. Riff épileptique, basse monolithique, cordes vocales éreintées à l’extrême, rythmique binaire soudée comme une décharge de volts… Le groupe joue très serré. Robert Plant hurle à 01’20. Jimmy Page défouraille un solo tellurique s’évanouissant dans une mitraille de notes de plus en plus aiguës alors que John Bonham et John Paul Jones s’escriment sur un beat infernal.
Le groupe se fend d’une seconde reprise de Willie Dixon avec I Can’t Quit You Baby. Un pur joyau blues où Jimmy Page, guitar hero étale toute sa maestria. Griffes bluesy, piqués et descentes de manche effarantes, cassures de rythme, suspension des notes dans le temps, solis funambules… Tout l’héritage blues y passe, de BB King à Jeff Beck en passant par Eric Clapton et Albert King. John Bonham quant à lui martèle ses fûts avec une facilité déconcertante. Et une approche de la batterie tout à fait novatrice, notamment avec l’emploi d’une double pédale, chose encore rare pour l’époque.
How Many More Times et sa basse élastique ferme ce grand disque. Huit minutes vrombissantes. Led Zeppelin bombarde. Avec un empressement martial. Deux minutes d’artillerie heavy blues. La suite est une pluie de lames de rasoir made in Jimmy Page. Dans une nuit noire et funeste. John Bonham frappe à coups d’obus. 3’35. Silence. L’aviation est passée. En bas le chaos. Robert Plant se lamente, avec les tripes, avec la force du désespoir, de la bête blessée qui se relève peu à peu. Les percussions deviennent cardiaques. Elles cognent. Plant se relève sur le ring. Se jetant dans les cordes de la basse, le boxeur essuie les coups mais ne flanche pas. Cri animal. 7’05, victoire. La marche impériale peut reprendre.
Led Zeppelin en vaisseau amiral conquistador vient de signer l’un des plus beaux blitzkrieg rock de l’histoire. Avec à son bord l’un des meilleurs guitaristes, chanteurs, batteurs, bassistes/claviéristes de l’histoire. Tout simplement.
Un chef d’oeuvre, un monument indispensable à toute discographie rock qui se respecte.