Pour certains inconditionnels voire puristes du groupe, ce deuxième chapitre de la carrière du Floyd est déjà un tournant puisqu’il entérine le départ du fondateur et cerveau artistique du groupe : Syd Barrett. Et marque l’arrivée du prodigieux David Gilmour, ami de longue date du dernier.
“A Saucerful Of Secrets” serait aussi un tournant artistique pour le groupe. Les fondations ne reposant plus sur Syd Barrett, Pink Floyd adopte un style qualifié de “Space Rock” ou “Prog Rock” (pour progressif, innovant) versus l’étiquette de “Psychédélique” qui caractérisait la signature sonore du premier disque “The Piper At The Gates Of Dawn”. Il y avait un grain de folie et d’excentricité dans la musique de Barrett alors que le son “Space Rock” est davantage une question d’ambiance quasi cinématographique. Une quête des grands espaces…
Déjà fragile par nature, l’ex-leader de Pink Floyd vrilla totalement entre 1967 et 1968 sous l’ingestion croissante de LSD. De plus en plus reclus sur lui-même, souffrant probablement du syndrome d’Asperger (forme d’autisme), ses contributions sur ce deuxième disque seront maigres. Barrett devenant de plus en plus “freak” sur scène, le groupe pensa d’abord à recruter Gilmour pour le remplacer en live et garder Barrett en studio pour les compositions, à l’image de ce que firent les Beach Boys avec Brian Wilson. En vain. Le dandy de Cambridge passa rapidement de l’autre côté du miroir, dans un monde parallèle, “débranché” du réel…
Avec “A Saucerful Of Secrets”, Pink Floyd contrevient aux “règles”, aux “standards” de l’industrie du disque et des lois dictées par les radios. La chanson éponyme publiée en face B du disque dure environ 12 minutes. Un suicide commercial selon leur producteur qui leur conjure de ne pas dépasser le fameux canon de 3 minutes. Le groupe, très libéral en matière artistique, n’en a cure.
Affalons nous maintenant dans un fauteuil club et laissons nous submerger par l’écoute de ces sept titres.
Une ligne de basse au son venimeux s’avance en embuscade sur l’une des meilleures intros rock de l’histoire. Let There Be More Light avance façon commando à la lumière diaphane du clavier orgue joué par Rick Wright. Une première minute digne d’une BO de Hitchock durant laquelle l’agitation des cymbales précède la marche solennelle chantée avec une impression d’essoufflement par le claviériste. Une chanson qui a des allures de magie noire avec ces refrains de David Gilmour qui résonnent comme des incantations démoniaques. Où l’on y parle d’extraterrestres, de références à Goethe et aux Beatles (“Lucy in the sky with diamonds”). Le final de la chanson se drape dans un épilogue typiquement Floydien : un clavier qui marque chaque temps d’un accord plaqué, un tourbillon de sons étranges et oniriques, un solo de guitare vagabond qui semble être construit sans aucun fil directeur…
Suit Remember A Day où David Gilmour imprime son fameux jeu de guitare venu du fin fond du cosmos. Le chant de Rick Wright est totalement vaporeux. L’écoute nous nimbe d’une profonde envie de nous laisser enfouir dans des sables mouvants… Méditation sous hypnose. La faute à cette sonate de piano funambule ? A ces descentes de toms tribales ? A ces élucubrations chamaniques qui hantent le milieu de la chanson ? A ces changements de tempo qui nous prennent par défaut ?
Les digressions cosmiques du quintette prennent toute leur mesure sur le fascinant Set the Controls for the Heart of the Sun. Fermez les paupières. Roger Waters murmure des textes empruntés à un recueil de poésies chinois de la dynastie Tang. Le ciel est voilé d’une couleur rubis. La basse de Roger Waters et la rythmique de Nick Mason s’offrent sur une parfaite osmose hypnotique. Un drame diluvien est en train de poindre à l’horizon. L’orgue Farfisa et le vibraphone illuminent d’une teinte énigmatique ce titre à l’atmosphère ensorceleuse. Un véritable petit chef d’oeuvre psychédélique.
On retrouve l’esprit pyschédélique barré du premier disque du groupe sur Corporal Clegg, digne cousin de l’esprit de “SF Sorrow” des Pretty Things. Une chanson chantée par Nick Mason & David Gilmour et signée Roger Waters, hanté par la seconde guerre mondialen qui faucha son père. Un traumatisme qui ne le quittera jamais, le point d’orgue étant atteint avec l’album “The Wall”. Érigée en pamphlet antimilitariste, cette bizarrerie pop saugrenue adopte une tournure résolument barrée avec l’ajout d’un Kazoo joué par David Gilmour. Faux air guilleret. Comptine pour ivrognes. Un militaire aux exploits anonymes. Bateau ivre. La nausée. La chienlit. La chair à canon. Les gueules cassées. Aucune gloire. La médaille de l’oubli. Des sacrifices pour le néant. Absurde. Absurde comme cet air de Kazoo qui donne envie de se faire sauter le caisson plus qu’autre chose.
Et maintenant la fameuse pièce montée de 12 minutes déclinée en 4 mouvements. Tel un opéra. Un art dans lequel Pink Floyd excelle (cf. “Atom Heart Mother”) et qui en fera un groupe à part entière. A Saucerful of Secrets donc. Totalement avant-gardiste. Une première séquence baptisée “Something Else”. Ambiance claustrophobe. Asile de fous. Sainte-Anne veille sur nous. Des cris. Effroi. Psychose. Comment sortir de ce labyrinthe névrotique ? Ce n’est pas la deuxième séquence, “Syncopated Pandemonium”, qui détient la réponse. Palpitations. Fièvre. Delirium. Les parois du cerveau oscillent dangereusement. Du free jazz sous acides. Une course effrénée contre qui ? Contre quoi ? L’orage gronde sur “Storm Signal”, la troisième séquence. Une accalmie sourde. Asphyxiante. Le Moloch rôde… “Celestial Voices” clôt l’intrigue avec une envolée sidérante. Un orgue élégiaque. Dans la nasse couleur émeraude la lumière virginale perce. Sublime.
See-Saw est une autre ballade de Rick Wright. Un autre chef d’oeuvre de pop atmosphérique. On plane à son écoute. On survole des plaines nacrées, des immensités lactées, ces ciels irisés. Avec le mouvement d’un aréopage de cygnes. Tout en grâce et en légèreté. Les arrangements sont une merveille de pop baroque psychédélique qui n’ont rien à envier aux Beatles, Harry Nilsson ou Beach Boys.
La dernière chanson est signée et chantée par Syd Barrett. Comme un symbole ce Jugband Blues. Scotché dans une autre dimension que lui seul ne peut voir, il parvient encore à conserver quelques éclairs de lucidité puisqu’il écrit « Je vous suis très reconnaissant de préciser que je ne suis pas ici »… Une dernière ballade folk pyschédélique représentative du style Barrett. Un imaginaire qui emprunte aussi bien à l’univers fantasmagorique de Tolkien qu’au classicisme Victorien. Un pot pourri d’influences fantaisistes et miniatures qui agite le bocal de ce ce petit génie cramé par les drogues lysergiques… Une dernière chanson en guise de testament. Son départ du groupe et son état mental défaillant marqueront à jamais les autres membres du Floyd.