Sixto Rodriguez a fait couler beaucoup d’encre en 2011 lorsque parait le documentaire primé aux Oscars « Looking for Sugar Man ». Petit rappel pour ceux qui ne l’ont pas vu mais que je vous recommande fortement de regarder ; car au-delà de la musique, c’est l’histoire de cet homme qui est extraordinaire, un conte de fée à l’envers comme on en fait plus…
Sixto Diaz Rodriguez donc. Un chicanos de Detroit dit « Motorcity ». Un type fauché, sans histoires, juste muni de sa guitare et collectionnant les concerts dans les bars miteux de la ville. Une ville pas encore terrassée par l’effondrement de son industrie automobile, l’un des fleurons industriel de l’oncle Sam des années 50 à fin 70. Il est repéré par Mike Theodore et Dennis Coffey (du label Motown) qui fascinés par son talent d’écriture et de composition ainsi que sa voix décident de le signer et de le produire. Nous sommes en 1970, la scène folk rock dont Sixto Rodriguez se réclame est encore en pleine effervescence. Les deux producteurs pensent avoir toucher le jackpot en le signant. Sixto entre en studio. Et en ressort avec un chef d’œuvre.
Toutes les chansons de « Cold fact » sont exceptionnelles. Que ce soit la qualité des paroles, des compositions, des arrangements et de la production, c’est un véritable travail de maître qui est ici réalisé à l’image du poignant “Crucify your mind”. Une production sobre, juste et élégante, qui remplit l’espace avec majesté : l’acoustique cristalline des guitares de “Jane S.Piddy”, la beauté des cuivres ornant le final brumeux et psychédélique de “Sugar Man”, l’envie de chialer à l’écoute de “Rich Folks Hoax”, le groove enjoué de la basse sur “I wonder”, les saillies de cordes et cuivres façon big band orchestra sur “Inner city blues” et “Forget it”,…Pas une chanson à jeter, pas une seule chanson moyenne. Ce “Cold fact” est une oeuvre féérique de bout en bout.
Mais le bonhomme est frappé par un destin qui se joue de lui. « Cold fact » est un échec cuisant, à peine quelques milliers de copies vendues… Le label retente le coup en 1972 avec un deuxième disque. En vain. Les chemins de la gloire ne s’offriront pas à lui. Viré de sa maison de disque, il retrouve les bas fonds de Detroit et disparaît des radars…
Une énigme. L’écoute de ce « Cold fact » révèle un artiste qui s’inscrit dans la mouvance folk rock. Mais pas seulement. Son répertoire est aussi capable d’incursions latines, jazz, soul, blues rock (“Only good for conversation” et sa teinte blues heavy sonne comme du Black Keys 40 ans plus tôt…) On le compare souvent a posteriori à Bob Dylan, Donovan (la chanson “Inner city blues”) et Leonard Cohen. Il y a certes des similitudes dans le timbre légèrement grinçant et nasillard de sa voix. Mais avec une amplitude bien plus large que celle de Dylan ou Cohen. Et son timbre est aussi bien plus beau, céleste et sensuel. Comment ne pas succomber ainsi à la délicatesse de “Forget it” ?
Côté textes, Sixto chante la rue, les putains, les maquereaux, les petits mafiosis des quartiers, les bars crades et désolés de Détroit, la came, l’espoir d’une vie meilleure, l’amour, les errances d’une vie à la petite semaine,… Avec des calibres folk/protest song de l’acabit de “Hate Street Dialogue” et “This Is Not a Song, It’s an Outburst: Or, The Establishment Blues“, il chante magnifiquement la working class américaine sur le carreau, celle des laissés pour compte qui s’offrent un exutoire, une échappatoire à coups de shoots d’héroïne, de sexe à la va vite dans un motel, de rasades d’alcool, de mafia, junkies, dealers,… Comme Lou Reed, il narre la rue et ses tréfonds. « Cold fact » porte donc bien son nom. Une réalité décrite de froidement, sans artifice, purement et simplement factuelle. La vraie vie de millions d’américains abandonnées sur le bas-côté de la route. Ils sont les « souris et les hommes » de Steinbeck à la sauce rock revisitée par notre barde chicanos.
Un chef d’oeuvre ignoré… Sauf en Afrique du Sud où les chansons vont passer de l’étincelle au grand incendie. La jeunesse blanche qui se révolte contre l’apartheid va s’accaparer la chanson “I wonder” comme symbole contre la ghettoisation de la population noire. Peu à peu diffusée en radio puis pressée en vinyles dans la clandestinité, “I wonder” se transforme sans prévenir en hymne contre les discriminations raciales en vigueur dans le pays. En quelques mois, l’album Cold Fact prend une telle ampleur en radiodiffusion que celui-ci est pressé en milliers d’exemplaires dans le pays. Sixto Rodriguez devient l’un des artistes les plus « successful » du pays ainsi qu’en Australie. Sauf qu’à Detroit, le bonhomme est devenu charpentier et ne sait rien de tout ceci. Et les sud-africains se demandent qui est Sixto Rodriguez. En guise de réponse, des rumeurs folles racontent que l’artiste maudit, miné par l’insuccès, se soit immolé par le feu sur scène… D’autres rumeurs racontent qu’il se serait brûlé la cervelle. Des rumeurs jamais vérifiées et qui poussent le réalisateur Malik Bendjelloul à se pencher plus spécifiquement sur la question après avoir rencontré un disquaire de Cape Town : Stephen Segerman qui lui parle de Sixto Rodriguez. C’est alors une longue et improbable enquête qui le mènera jusqu’à Detroit en remontant pas à pas à la source. Le réalisateur finit alors par le rencontrer dans sa maison biscornue d’une banlieue sinistrée de Detroit, vivant dans le dépouillement le plus total alors que c’est une star en Afrique du Sud. Choc ? A peine… Sixto Rodriguez apprend tout cela, incrédule, calme, avec philosophie. Emouvant. Pas d’amertume par rapport à ses producteurs qui se sont enrichis sur son dos sans lui verser la moindre once de royalties…
On l’invite alors en Afrique du Sud en 1998, où accueilli comme un héros et une méga star à l’aéroport, il découvre ces trente années de succès érigées dans son dos… Justice sera faite. Sixto réalise une première tournée à guichets fermés dans le pays. Ses deux disques sont réédités mondialement. Le documentaire sacré aux Oscars le projette dans la lumière aux yeux du monde. Et le monde reçoit en offrande ce merveilleux « Cold fact ». Ainsi que son second opus : « Coming from reality ».