Tout fan des Strokes, Sonic Youth ou des Pixies ne peut décemment pas passer à côté de l’une des oeuvres pionnières du courant garage/punk rock new-yorkais. Ce premier disque du groupe Television a connu un destin similaire à celui du premier Velvet Underground (“Velvet Undergound & Nico”, 1967) : méconnu et peu vendu à leur sortie, il acquis par la suite un statut d’album underground culte.
Avec une pochette signée Robert Mapplethorpe (ex-défunt compagnon de Patti Smith pour qui il signa aussi la pochette de “Horses” en 1975), le quatuor emmené par le prodigieux tandem guitare/chant Tom Verlaine et Richard Lloyd livre un disque séminal, fondateur. Un garage/proto punk avec le sens sophistiqué de la mélodie guitaristique en supplément et la violence du son et des paroles en moins (cf. les Sex Pistols qui écloront cette même année 1977). Car Verlaine et Lloyd maniaient leurs six-cordes avec un art qu’il qualifiaient eux-mêmes d’expressionniste et néo-romantique en y associant des textes influencés par la poésie française, la vie new-yorkaise bohémienne et décadente. Un entourage comme celui de Patti Smith n’est sans doute pas anodin, eux qui fréquentaient assidûment la scène du club mythique CBGB à new-York (où Blondie se fit connaître).
“Marquee Moon” (enregistré en studio en conditions live) est une oeuvre guitaristique virtuose et avant-gardiste pour son époque. Verlaine et Lloyd truffent leurs jeux de dissonances, de changements d’octave en cours de phrasés, de riffs bluesy détournés vers des descentes et montées flirtant avec le jazz et le pyschédélisme. On sent qu’ils ont écouté des groupes comme le Velvet Underground, The Grateful Dead et The 13th Floor Elevator. Les solos sont tressés sur des boucles harmoniques à tomber par terre à l’image du titre éponyme “Marquee moon” et de “Friction”. Le chant est punk, déjanté, nonchalant, abandonnée, quasi incantatoire dans le désespoir. Verlaine chante comme un oiseau blessé, torturé… Un timbre particulier qui confine à la folie…
Alors ces chansons ?
On a “See no evil” qui cavalcade sur un roulis de toms et riffs de gratte, le groupe entonne un testament punk à tue-tête. Belle entrée rock en matière dans un registre à la The Clash. Lequel se perpétue avec “Venus” (en référence à la Venus de Milo). Sauf que le groupe s’approprie en cours de chanson des motifs de jazz pour la pousser dans d’autres territoires. Les riffs de guitares en son clair fleurissent comme des orchidées.
Suit l’extraordinaire “friction” avec élucubrations space jazz, on croirait entendre du Janis Joplin avec son groupe Big Brother & The Holding Company revisité façon jazz/garage rock. Éblouissant. Les cordes dérapent, crissent et se fracassent sur des descentes de batterie sur les toms. Ca ferraille sec du côté de Lloyd et Verlaine.
Puis le chef d’oeuvre : “Marquee Moon”, dix minutes extatiques où portées par une rythmique basse/batterie rondelette, les guitares carillonnent, tourbillonnent, s’entrechoquent, se frictionnent, s’aiguisent, se font toujours plus incandescentes et lancinantes jusqu’à atteindre l’état de grâce sur un break inattendu et merveilleusement beau. Digne d’une symphonie pastorale. Une épiphanie. Le temps est comme suspendu…
Lequel temps est toujours suspendu sur “Elevation” avec ses arpèges en guirlandes, sa basse feutrée qui vient et puis s’esquive pour mieux laisser remonter quelques fulgurances plus abrasives… Une frénésie qui se repose le temps d’un “Guided by Light” au piano mélancolique. Le temps d’une ballade pop agréable et roucoulante, lovée dans un mouchoir d’arpèges élégiaques et cristallins.
“Prove it” et “Torn Curtain” referment le disque. La batterie swingue, la basse ronronne : “Prove it” est un “Stand by me” (Ben E King) détourné et revisité sur les couplets. Television insuffle de la soul music dans son testament garage rock. Audacieux et remarquable. “Torn Curtain” verse quant à elle dans un lyrisme rock dans lequel on ressent la patte de David Bowie (album “Ziggy Stardust”/chanson “Five years”) dans les refrains incantatoires clamés par Tom Verlaine. Nous quittons “Marquee moon” avec ce dernier élan foutraque de folie, de romantisme, où chaque instrument se laisse happer dans un immense tourbillon…
A l’écoute de ce grand disque, on décèle tout ce qui fera les fondations romantiques du futur courant Cold Wave fin 70’s/début 80’s : Joy Division, Echo & the Bunnymen et The Fall en tête de cortège. En plus édulcoré, le jeu des guitares lyriques influencera certainement celui de musiciens comme Jeff Buckley, Mark Knopfler (Dire Straits). Enfin, le courant noise rock qui émergera à cette même époque (fin 70’s/début 80’s) ne sera pas étranger à l’héritage que laissera Television à des groupes comme Sonic Youth, The Pixies et consorts.
Un album résolument clé dans l’histoire du rock.