1965. Le royaume de sa majesté Elizabeth II prend une torgnole en pleine poire. Quatre garnements de Londres façonnent un album séminal dans l’histoire du rock and roll. The Who sortent le grand jeu et exécutent un disque en tout point magistral. Façon tapis de bombes largué à grand renfort de guitares électriques sauvages, de lignes de basse qui se prend pour une guitare solo, d’explosion de fûts, toms et cymbales, de stridences, de violence, de folie… Et au milieu du pugilat une petite frappe du nom de Roger Daltrey qui chante comme un soul man noir très très énervé. Et qui aime la baston. Ses acolytes valent aussi le détour. Keith Moon, batteur devenu légendaire, cogne sa batterie comme si sa vie en dépendait. Il la saigne, la fracasse, la pulvérise… Du jamais vu ! Côté six cordes et composition, Pete Townsend s’illustre sur scène par ses moulinets improbables et ses riffs qui fusionnent garage rock et blues rock, accouchant de sons vénéneux, corrosifs… Enfin John Entwistle, en bon bassiste qui se respecte, se tient sur le côté de la scène, stoïque, tout en dégainant avec une simplicité totalement déconcertante des motifs de basse venus d’une autre planète… En 1965 et pour les années qui suivront, les Who sont un show, un ovni, un barnum live qu’il faut absolument voir.
Un disque plus que culte. Tout comme sa pochette absolument géniale où une prise de vue verticale d’un groupe est inédite pour l’époque. Le légendaire Shel Talmy (The Kinks, The Easybeats) produit la chose. Le premier accord de guitare sur Out In The Street dit tout. La signature du groupe y est gravée pour l’éternité. Ce son de guitare si propre à Pete Townsend (overdive, tremoloes, écho, réverbe). Puis ce pont qui marque un temps. Un temps suspendu. Une gravité qui va crescendo. Roger Daltrey qui chante avec les tripes d’un vieux soul man alors qu’il n’a que 21 ans ! Enfin cette sortie de route à 1’35 qui est loin d’être anodine. La façon dont Pete Townsend maltraite le micro de sa guitare avant de martyriser les frets de cette dernière symbolise toute la férocité rythmique de son jeu et ce son unique qu’il saura sculpter par la suite avec The Who et qui inspirera Jimi Hendrix.
On y trouve des monuments comme l’éponyme My Generation, un véritable Ovni ! Roger Daltrey bégaie par accident “My-my ge-ge-generation” en studio. La prise est conservée. Elle est devenue légendaire depuis. Tout comme le solo de basse de John Entwistle, le premier du nom dans l’histoire du Rock. Tout comme ces paroles frondeuses : “I hope I die before I get old”. My Generation est un manifeste. Celle d’une jeunesse anti-establishment. Le final est un déluge d’acier et de feu. Le Punk est né ce jour-là avec ce morceau d’anthologie. Un hymne bravache dont le mouvement Mods se fera l’étendard. Une auto-destruction rock totale. La signature The Who est née. Un groupe live époustouflant et dingue dont chaque concert s’achève dans un immense fracas avec Pete Townsend crashant sa guitare dans son ampli pendant que Keith Moon désosse sa batterie.
Mais le quatuor n’est pas qu’un groupe de voyous faisant du bruit. Les reprises de James Brown sur ce premier album démontrent une réelle sensibilité mélodique et soul. Ainsi I Don’t Mind revisité avec un son rugueux où l’interprétation de Roger Daltrey est à fleur de peau. Nicky Hopkins, homme clé des Stones pour ses accompagnements de piano, officie sur ce titre comme sur le reste du disque. Please Please Please est du même tenant. L’influence du R&B US est à son apogée sur les groupes britanniques de l’époque. Tous dissèquent et s’inspirent très fortement des géants d’alors que sont James Brown, Little Richard, Fats Domino, Ray Charles etc. Sens du rythme, art du break, imploration vocale, énergie scénique… Si les reprises de The Who n’égalent pas le maître James Brown, elles révèlent la dualité d’un groupe capable de foudre et de supplication. Et ce n’est pas leur reprise de la sexuelle I’m A Man (Bo Didley) qui dira le contraire, avec un zeste de folie en plus lorsque le groupe se laisse dériver dans un interlude furibard.
Dans un autre registre, The Who se baladent sur ce courant psychédélique qui commence à voir le jour en cette année 1965. C’est ainsi que The Good’s Gone attaque bille en tête avec un riff qui ferait presque penser au “Ticket To Ride” des Beatles (1964). Petite pépite acid rock déroulée sur un tempo et son chant hypnotique, lancinant et presque dédaigneux avec la façon dont Roger Daltrey abat ses mots.
“My Generation” a certes vieilli avec le temps. Il ne bénéficie pas d’une production léchée comme les Beatles pouvaient se le permettre. Question de moyens financiers. Mais la couche de rouille qui l’entoure a ce charme désuet des productions de l’époque. Authentique. Brut. Viscéral. Un album cohérent de bout en bout, enregistré dans l’urgence et qui se révèle éclectique. C’est tout son charme.
La-La-La-Lies pourrait verser dans une pop candide mais c’est sans compter sur le tempo non conventionnel de Keith Moon qui semble prendre un malin plaisir à rudoyer cette chanson qui aurait pu faire office de comptine rock. Tout comme It’s Not True, Much Too Much joue sur les contrastes. Chœurs nappés de chantilly, batterie galopant comme un cheval fou, refrains et guitares héroïques voire ardentes… Ce même panache qui caractérise l’hynmesque The Kids Are Alright. Perfection des harmonies vocales, refrains fédérant les masses, et ce pont rythmique qui porte en lui les germes de ce que sera leur magistral “Baba O’Riley” quelques années plus tard.
Pete Townsend empoigne le micro sur la quasi country A Legal Matter. Totalement dispensable. Et pénible manie que ces groupes où il faut toujours que l’un des leaders ramène sa fraise pour se faire son petit plaisir personnel au chant… Seul faux pas de ce disque immense. Le culot de The Who est de boucler son tour de piste avec un instrumental complètement barré… Le fameux The Ox devenu culte chez les fans. La basse de John Entwistle dicte les ébats autour d’un riff de blues ultra-classique. Nicky Hopkins se promène sur son piano. Keith Moon est littéralement survolté. Sa batterie est devenue un concert de percussions orgiaque à elle seule. Avec cette conclusion les quatre artificiers de The Who envoient un message très clair à la concurrence et aux radios de l’époque : ils ne sont pas là pour jouer les groupes stéréotypés et bien proprets sur eux. Oui le punk vient de naître à l’état de proto…
La version live TV de “My Generation” en 1967 qui vaut son pesant d’or :